Pour pouvoir cerner l'esthétique de Bach et sa conception de l'orgue, il faut d'abord bien se rendre compte de la situation de l'Allemagne à son époque. Celle-ci était formée
d'une multitude de principautés plus ou moins politiquement indépendantes, dont la base commune était la langue et la culture.
De plus, le goût du jour était influencé par les préférences des souverains respectifs, par les artistes venus de l'extérieur à la demande de ces souverains, sans parler des
deux confessions rivales.
C'est tout le contraire d'un pays monolithique comme la France, par exemple, où tout était orienté vers la capitale, à tel point qu'une esthétique d'orgue officielle «comme on
le fait à Paris» s'est implantée. Une schématisation de l'esthétique française était de ce fait pratiquement inévitable.
Par contre, pour ce qui est de l'Allemagne, il est indispensable d'essayer de comprendre les particularités de la région en question. La Thuringe, lieu de naissance de Johann
Sebastian Bach, ainsi que la région tout autour à savoir Sachsen-Anhalt et une partie de Niedersachsen et de Hessen, forment le cœur de l'Allemagne. Grâce à sa population
plutôt introvertie et particulièrement créative sur le plan artisanal et artistique, cette région est devenue un haut lieu de la culture allemande. Notons que la Réformation a
débuté dans cette région.
Sur le plan de l'évolution de la facture d'orgue nous trouvons la dynastie des Compenius et en ligue directe Christian Förner (1610-1678), Tobias Gottfried Trost (?-ca. 1718),
Heinrich Gottfried Trost (1681-1759), pour ne citer que cette branche-là de la lignée. Leurs créations se caractérisent par une grande diversité et un non-conformisme. Déjà
Praetorius (1571-1621), né près de Eisenach, cite dans son célèbre ouvrage «Syntagma Musicum» (1619) les Compenius comme inventeurs de toutes sortes de techniques et de
sonorités. De même, Förner et les Trost ont déjà utilisé la technique des emprunts de jeux (jeux de pédale empruntés au clavier), et ont élargi la palette sonore, souvent de
manière peu conventionnelle. Autre point commun entre ces facteurs: du fait de la grande variété dans les compositions, celles-ci ne se laissent pas emprisonner dans un
schéma.
Cela est encore plus vrai pour Bach: si l'on interroge les rares documents arrivés jusqu'à nous (projet de transformation de l'orgue de Mühlhausen, expertises et compositions
de Mühlhausen, Weimar, Lahm et St-Thomas de Leipzig), on ne peut qu'entrevoir partiellement sa pensée: la ronde profondeur des jeux graves, les anches inclues, un 32' à la
pédale, même pour des orgues de taille modeste, un basson 16' au clavier, une préférence pour les mutations flûtées, le désir de disposer d'un grand nombre de jeux de fonds
(moins prononcé pour les jeux d'anches), enfin, les jeux ondulants. Dans ce contexte il est intéressant de consulter les registrations que donne Georg Friedrich Kauffmann
(Merseburg), contemporain et correspondant de Bach, dans la «Harmonische Seelenlust», 1733. De plus, les orchestrations des compositions religieuses de Bach (les cantates
notamment) offrent une source abondante d'informations subjectives. Tout reste en mouvement et échappe à une normalisation, conformément à l'image de tout ce qui vit.
Au pôle opposé de nos réflexions se trouve par contre le facteur d'orgues Gottfried Silbermann (1683-1753). Fils cadet d'un charpentier de Kleinhobritzsch (Saxe). Il apprend
son métier auprès de son frère Andreas (1678-1734) en Alsace. Pendant son séjour en France (en Alsace et à l'intérieur du pays), il apprend les principes de la facture d'orgue
française avec ses structures claires qui d'ailleurs semblent correspondre à ses propres structures.
Du fait de sa position de cadet de la famille, Gottfried Silbermann était habitué à s'imposer. Il semble qu'il ait conçu sa vie et ses instruments avec une détermination peu
commune. Sa conception, qui suivait des principes stricts et pragmatiques, était basée sur l'efficacité avant tout, la sécurité, un minimum de risques, sans oublier le
bénéfice et la position sociale. Tout ceci apparaît à la lecture de ses documents et de sa correspondance, et il paie son intransigeance dans sa vie privée par la solitude, le
célibat, un caractère colérique, et l'obsession de rester au-dessus de toute concurrence.
Trost et G. Silbermann représentent les deux extrêmes dans le monde de l'orgue autour de Bach. Le premier, fidèle à sa région et enraciné dans la tradition, chercheur
perpétuel avec un grand goût du risque et toujours à court d'argent; le second, revenant de l'étranger avec de nouvelles idées, avec l'arrogance de celui qui sait mieux, avec
une voie toute tracée dans son bagage qu'il ne quittera guère. Cependant, toute une phalange de facteurs d'orgues ont gravité entre ces deux personnages extrêmes; citons
Hildebrandt, Scheibe, Herbst, Wagner, etc. que Bach a connus et avec lesquels il a travaillé.
On peut comprendre que le monde de l'orgue des pays voisins de l'Allemagne s'appuie sur G. Silbermann et Schnitger, dans l'espoir d'avoir rencontré l'orgue de Bach, étant
donné que leurs conceptions stables sont plus transparentes. Malheureusement, ce n'est pas si simple que ça: l'orgue de Bach n'est pas un principe, c'est un état d'âme, et il
fait appel à la subjectivité de celui qui essaie de l'approcher. Il est difficile de repérer chez G. Suhermann l'âme typique du monde de Johann Sebastian Bach.
Puisqu'une conception vivante n'est jamais achevée, le fait de se pencher sur le monde de Bach exige aujourd'hui aussi une contribution créative. L'orgue de Visé est une
démarche dans ce sens-là. Conformément à leurs personnalités respectives, Trost avait un penchant plutôt pour les jeux de détail, alors que G. Silbermann structurait
astucieusement les Pleins jeux. C'est pourquoi nous nous sommes orientés vers ce dernier pour les Pleins-jeux.
Concernant les jeux de détail, nous nous sommes laissés entraîner par la fantaisie de Trost sans toutefois nous permettre le risque des extrêmes. L'exemple suivant illustre
notre démarche: La flûte à cheminée 8' se trouvait à l'époque presque sans exception au Grand-Orgue (Hauptwerk). Mais pour le cas d'un orgue qui ne se trouve pas en tribune,
il vaut mieux, pour souligner le caractère voilé et planant d'une flûte à cheminée, la disposer à l'Oberwerk, plus près de la voûte de l'église. Par conséquent, le bourdon 8'
se trouve au Grand-Orgue, de même que le quintaton 8', qui lui est toujours jumelé.
Le quintaton exige la présence de la flûte à cheminée 4' au Grand-Orgue. Ces deux jeux assurent le pendant « en écho» du jeu de tierce flûtant qui se trouve alors à
l'Oberwerk.
La flûte à cheminée 4' au Grand-Orgue entraîne la disposition de la flûte conique 4' à l'Oberwerk (selon les règles toujours au Grand-Orgue!), qui du reste se prête mieux à la
composition du jeu de tierce. Et ainsi de suite...
Ce petit exemple montre aussi qu'il n'est guère possible d'éclairer le monde de Bach par la statistique.
Georg WESTENFELDER.
Bibliographie
- Michael Praetorius, compositeur, organiste, théoricien, Syntagma Musicum, II - Wolfenbüttel 1619, in « Documenta musicologica» 1968,
Fac-simile Bärenreiter
- Thekla Schneider, musicologue, Die Orgelbaufamilie Cormpenius in «ISO-Information », 14/1976, 16/1977, 18/1978
- Ulrich Dähnert, musicologue, Der Orgel- und Instrumentenbauer Zacharias Hildebrandt, «VEB Breitkopf & Härtel», Leipzig, 1960
- Ulrich Dähnert, Historische Orgeln in Sachsen, «VEB Deutscher Verlag
für Musik», Leipzig, 1980
- Ulrich Dähnert, Die Orgeln Gottfried Silbermanns in Mitteldeutschland, Frits Knuf, 1971
- Frank-Harald Gress, musicologue, Die Klanggestalt der Orgeln Gottfried Silbermanns, «VEB Deutscher Verlag für Musik>, Leipzig, 1989
- Werner Müller, musicologue, Gottfried Silbermann: Persönlichkeit und Werk, «Verlag Das Musikinstrument», Frankfurt am Main, 1982
- Felix Friedrich, organiste, musicologue, Der Orgelbauer Heinrich Gottfried Trost: Leben - Werk - Leistung, «VEB Deutscher Verlag für
Musik>, 1989
- Johann Sebastian Bach, organiste, cantor, compositeur, expert d'orgues
et saint non-canonisé. Schriften.
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